CHAPITRE HUIT

Ce fut la petite cloche de bronze invitant à la messe qui tira enfin frère Columbanus de son sommeil enchanté. On n’aurait pu dire qu’elle l’éveilla, elle lui fit plutôt ouvrir les yeux ; un frisson le parcourut, assouplit ses membres rigides et ses mains qui retrouvaient la vie se pressèrent sur sa poitrine. Mais son visage ne changea pas, et il ne semblait pas s’apercevoir de la présence inquiète de ceux qui entouraient son lit. Frère Columbanus ne réagit qu’à cette cloche, premier appel à la prière. Les autres auraient aussi bien pu ne pas être là. Il se leva, fermement planté sur ses jambes. Il semblait radieux, toujours retiré dans son monde à lui.

— Il est prêt à prendre place parmi nous, dit le prieur ému et plein de respect. Allons, et n’essayons pas de lui faire reprendre conscience. Quand il aura rendu grâce au ciel, il nous reviendra et nous racontera son expérience.

Il les mena à l’église, où comme il l’avait supposé, Columbanus prit la place dévolue au plus jeune depuis la disgrâce de frère John ; il participa discrètement à l’office, comme s’il était toujours dans son rêve.

L’église était pleine, et les fidèles se pressaient à l’extérieur. Le bruit courait déjà qu’il était arrivé quelque chose d’étrange et de merveilleux à la chapelle de Winifred, et qu’on aurait peut-être des révélations après la messe.

Il n’y eut aucun changement chez Columbanus avant la fin de la messe. Mais quand le prieur, lentement mais plein d’espoir, comme s’il s’apprêtait à tourner une clé dans une serrure, fit le premier pas vers la sortie, Columbanus sursauta soudain et poussa un cri léger, regardant sans comprendre les visages familiers qui l’entouraient.

Dans un sourire ses traits se ranimèrent. Il leva la main, comme pour arrêter le prieur.

— Oh père, s’écria-t-il, j’ai connu un si grand bonheur ! Comment suis-je venu ici ? J’étais ailleurs, je le sais, on m’a transporté de la nuit obscure à la gloire et à la lumière ! Et me voici de nouveau dans le monde que j’ai quitté. Il est fort beau, mais l’autre était tellement plus beau ! Je n’en méritais pas tant. Si je pouvais vous dire !...

Tous le regardaient, et tendaient l’oreille vers la moindre de ses paroles. Personne ne quitta l’église, on se rapprocha plutôt.

— Mon fils, dit le prieur, exprimant une bonté et un respect inhabituels, vous êtes parmi vos frères, et participiez à la prière, il n’y a rien à craindre ni à regretter, cette grâce vous a sûrement été accordée pour vous permettre d’aller sans peur dans ce monde imparfait, en gardant l’espérance d’un au-delà parfait. Vous étiez en train de veiller à la chapelle avec frère Cadfael, vous vous rappelez ? Dans la nuit quelque chose est arrivé qui vous a ravi à vous-même ; pendant un certain temps, vous étiez inconscient, mais en bonne santé, comme un enfant endormi. On vous a ramené ici, toujours inconscient, mais vous êtes là de nouveau et tout est bien. C’est une grande chance.

— Oh oui, et plus encore, psalmodia Columbanus, rayonnant et pâle comme une lanterne sourde, je suis le messager d’une si grande bonté, l’instrument de la paix et de la réconciliation. Oh, permettez-moi tous de vous dire le message dont je suis chargé, et qui vous concerne tous.

Cadfael pensa que rien n’aurait eu la force de l’arrêter, tant il était évident que son ambassade céleste dépassait les objections qu’auraient pu émettre un simple prieur ou un prêtre. Robert acceptait ce transfert d’autorité avec une complaisance surprenante. Soit il savait que la voix du ciel allait se montrer entièrement favorable à ses plans ou contribuer à sa gloire, soit il était vraiment impressionné, et il voulait écouter aussi dévotement que les autres.

— Parlez librement, mon frère, dit-il, faites-nous partager votre joie.

— Père, à minuit, j’étais à genoux devant l’autel quand j’entendis une voix suave crier mon nom. Je me suis levé pour obéir à son appel. J’ignore ce qui m’est arrivé après, vous me dites que je dormais quand vous m’avez trouvé. Mais il m’a semblé, comme je m’avançais, qu’il y avait une douce lumière dorée ; et alors, flottant au sein de cette lumière, apparut une vierge très belle, avançant dans une pluie miraculeuse de pétales blancs, en répandant les parfums les plus délicats. Cet être gracieux me parla et dit s’appeler Winifred. Elle était venue pour approuver notre entreprise et pardonner à ceux dont la loyauté et le respect s’étaient fourvoyés en s’y opposant. Et alors, merveilleuse bonté ! elle posa la main sur le coeur de Rhisiart comme sa fille nous l’avait demandé pour pardonner à titre personnel, mais elle, ce fut pour lui accorder une absolution divine, et ce, avec tant de grâce et de perfection que les mots me manquent.

— Oh ! mon fils, s’écria Robert ravi, couvrant les murmures qui se propageaient dans l’église comme une marée, nous n’aurions pas osé en espérer tant. Même les brebis perdues sont sauvées !

— Oui, père, et qui plus est, quand elle posa la main sur Rhisiart, elle me chargea de transmettre, à tous ceux qui sont ici, indigènes et étrangers, sa volonté de pardon. « Quand on m’exhumera, dit-elle, il y aura une tombe toute prête. Ce que je laisse, je peux en faire don. On y enterrera Rhisiart, ajouta-t-elle, pour que son repos soit assuré et que mon pouvoir soit connu de tous. »

 

— Que pouvais-je faire ? s’exclama Sioned. Je l’ai remercié de sa gentillesse quand il m’a apporté cette parole divine sur le salut de mon père. Pourtant ça me met en rage, j’aurais voulu me lever et dire que je n’ai jamais douté du salut de mon père, là sur-le-champ, car il était bon et n’avait jamais causé de tort à personne. D’accord, c’est très gentil de la part de sainte Winifred de lui laisser le logement qu’elle quitte, et de lui pardonner gracieusement. Mais lui pardonner quoi ? L’absoudre de quoi ? Elle aurait pu faire son éloge pendant qu’elle y était, et dire franchement qu’il avait raison, au lieu de lui pardonner.

— Un vrai message de diplomate, apprécia Cadfael, calculé pour nous donner ce qu’on veut, calmer les gens de Gwytherin, apporter la paix...

— Et en me donnant satisfaction, me faire renoncer à poursuivre le meurtrier de mon père, en enterrant le crime avec la victime. Oui, mais je n’aurai pas de repos avant de savoir.

— En outre, voici que la gloire rejaillit sur le prieur, ajouta Cadfael ; j’allais le préciser. Je voudrais bien savoir qui a concocté ça.

Ils s’étaient vus hâtivement à la forge où Cadfael s’était rendu pour emprunter pioches et pelles pour l’oeuvre sacrée à entreprendre. Quelques hommes de Gwytherin étaient même venus s’offrir pour aider à ouvrir le sol béni, car, même s’ils voyaient partir Winifred sans enthousiasme, puisqu’elle le souhaitait, ils ne voulaient pas s’y opposer. Des prodiges se produiraient et ils comptaient bien s’attirer son approbation et ses bonnes grâces plutôt que ses flèches.

— Il me semble que cette gloire retombera plutôt sur frère Columbanus, ces temps-ci, souligna Sioned avec perspicacité. Le prieur n’a pas bronché et il n’a pas cherché à lui en dérober une partie. C’est ce qui m’incite à croire qu’il est peut-être sincère.

Ces propos firent réfléchir Cadfael ; il la regarda attentivement en se frottant le nez, dubitatif.

— Vous pourriez bien avoir raison. Cette histoire atteindra certainement Shrewsbury, par notre intermédiaire, elle se répandra dans les autres communautés bénédictines avec notre retour triomphal. Oui, Columbanus se sera certes fait un grand nom dans notre ordre en matière de sainteté et de faveur divine.

— Il paraît, dit-elle, qu’un ambitieux peut mener une grande carrière au couvent. Il est peut-être occupé à en poser les fondations, il est bien parti pour être prieur quand Robert sera abbé. Ou même abbé, quand Robert se croira sur le point de l’être ! Car c’est son nom à lui qu’on murmurera à la ronde, ce visionnaire dont se servent les saints pour manifester leur volonté.

— Ça, reconnut Cadfael, Robert n’y a peut-être même pas encore songé, mais quand il sera remis du choc, il n’y manquera pas. Et c’est lui qui a fait voeu d’écrire la vie de Winifred, en la terminant par le récit de notre pèlerinage. Columbanus terminera peut-être dans l’anonymat, ce sera simplement lui que Winifred aura chargé de parler au prieur. Les chroniqueurs ont autant de facilité pour supprimer des noms que les visionnaires pour les ébruiter. Mais, je vous l’accorde, ce garçon vient d’une famille normande ambitieuse qui ne met pas ses puînés chez les Bénédictins pour leur faire faire du jardinage.

— Et ça ne nous mène nulle part, constata Sioned avec amertume.

— Non, mais nous n’avons pas encore fini.

— Oui, mais pour moi, c’est supposé être la fin ; tout ça va se terminer dans l’amitié générale, comme si tout était résolu. Mais ça n’est pas vrai ! Quelqu’un ici a poignardé mon père dans le dos et on nous demande d’oublier ce crime dans le grand traité de paix ! Mais je veux qu’on le trouve, moi, cet homme, qu’Engelard soit lavé de tout soupçon, et mon père vengé. Et ni moi ni personne ne goûterons de repos tant que je n’aurai pas ce que je veux. Maintenant dites-moi ce qu’il faut que je fasse.

— Je vous l’ai dit. Que tous vos gens et vos amis soient à la chapelle quand on ouvrira la tombe, et assurez-vous de la présence de Peredur.

— Je lui ai déjà fait transmettre le message par Annette, répliqua Sioned. Et puis ? Que dois-je faire ou dire à Peredur ?

— Cette croix d’argent que vous portez, êtes-vous prête à vous en séparer pour essayer de savoir ? demanda Cadfael.

— Ça, et tout ce que je possède, vous le savez bien.

— Bon, alors voici mes instructions...

 

Avec des psaumes et des prières ils emportèrent les outils au cimetière en friche, dégagèrent les ronces, les fleurs sauvages et les hautes herbes du tumulus où reposait Winifred et commencèrent respectueusement à creuser le sol. Ils se relayèrent, chacun voulant prendre part à cette tâche pour le mérite que cela lui vaudrait. Tout Gwytherin, ou presque, était présent ce jour-là ; les autres travaux, dans les champs et les labours, avaient été laissés en plan, pour qu’on pût assister à la fin de la discorde. Sioned avait tenu parole. Elle était là avec tous ses gens : ils s’assemblèrent pour amener Rhisiart au lieu de l’enterrement quand l’heure viendrait, mais ce groupe pour le moment n’était pas le plus important, ce n’était qu’un simple incident dans l’histoire de sainte Winifred et un incident réglé qui plus est.

Cadwallon était là, ainsi que l’oncle Meurice, Bened et tous les autres voisins. Et près de son père, en retrait, morose, il y avait le jeune Peredur qui, apparemment, aurait souhaité être très loin de là. Il fronçait ses épais sourcils noirs comme s’il avait mal à la tête et il regardait partout, sauf vers Sioned. Il s’était glissé là à contrecoeur parce qu’elle le lui avait expressément demandé, mais il ne pouvait pas ou ne voulait la regarder. Ses lèvres rouges au dessin hardi pâlissaient sous l’effet de la tension qui l’agitait. Il regardait le trou sombre s’ouvrir dans l’herbe, et respirait à grands coups comme s’il cherchait à cacher qu’il souffrait. Quelle différence avec l’enfant gâté au long pas souple et au sourire audacieux à qui, ça allait de soi, on n’avait rien à refuser ! Peredur était la proie de ses démons.

La terre, humide et souple, était facile à travailler, mais la tombe était profonde. Peu à peu les fossoyeurs s’enfonçaient dans la fosse, et au milieu de l’après-midi Cadfael, qui était le plus petit, disparut quand il prit le dernier tour. Personne n’osait douter ouvertement qu’ils creusassent au bon endroit, mais d’aucuns devaient se poser des questions. Cadfael, lui, sans savoir pourquoi, n’avait aucun doute. Elle était là. Elle avait longtemps vécu là, en tant qu’abbesse après son bref martyre et son miraculeux retour à la vie, cependant c’était la fraîche jeune fille à la foi profonde, l’amoureuse romanesque de la sainteté et du célibat qu’il voyait en elle, celle qui avait fui les avances du prince Cradoc comme s’il était le diable en personne. Par quel effet pervers sympathisait-il à la fois pour elle et pour son amoureux désespéré, si brutalement anéanti dans sa chair et son esprit ? Qui avait jamais prié pour lui ? Il en avait plus besoin que Winifred. En définitive elle était peut-être la seule à l’avoir fait. En tant que Galloise, elle était capable de détachement et de subtilité. Elle avait peut-être bien intercédé pour lui, pour qu’il retrouve son intégrité. Après coup, une sainte aussi peut goûter le plaisir d’avoir été désirée.

La bêche frotta sur un obstacle dans le sol noir et friable, qui n’était ni du terreau ni une pierre.

Cadfael s’arrêta instantanément de creuser, sentant quelque chose d’ancien, de sec et de fragile. Il lâcha la bêche et se baissa pour écarter à la main la terre fraîche, douce et odorante qui lui cachait sa découverte. La terre noire coulait entre ses doigts, révélant un objet délicat, pâle, mince, de ce gris d’aile de colombe qu’on voit juste avant l’aube, et parsemé de taches noires. Il exhuma un bras, grand comme celui d’un enfant, qu’il nettoya de la terre qui y adhérait. D’autres ossements de la même couleur tendre apparaissaient, vaguement regroupés. Il ne voulait pas les briser. Il lança la bêche hors de la fosse.

— Elle est là. On l’a trouvée. Laissez-moi faire.

Les regards se tendaient vers lui. Le visage pâle du prieur, tout agité, luisait. Il aurait voulu plonger et sortir lui-même l’objet de sa quête, mais la couleur de la terre le retint, et la blancheur de ses mains. Columbanus se dressait, radieux, au bord du trou, tournant sa face exaltée non plus vers les profondeurs où gisaient en repos les restes de la vierge gracile, mais plutôt vers le ciel d’où sa substance spirituelle lui avait parlé. Sans aucun doute il manifestait clairement qu’elle lui appartenait, reléguant au second plan le prieur et le sous-prieur, et il toisait, rayonnant, ceux qui se tenaient plus loin. Frère Columbanus entendait bien – c’était le cas, et il le savait – qu’on se souvienne de lui, en cette heure mémorable.

Cadfael s’agenouilla. C’était peut-être significatif : lui seul était à genoux. Il jugea être aux pieds du squelette. Elle était là depuis des siècles, mais la terre l’avait bien traitée, elle était intacte, ou virtuellement intacte. Il n’avait pas voulu troubler son repos, et maintenant il voulait qu’on la dérange le moins possible. Il creusa délicatement avec ses mains pour la dégager, du bout des doigts, sans l’abîmer. Elle avait dû être d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais svelte comme une adolescente de dix-sept ans. Il écarta la terre avec tendresse. Il trouva son crâne, se pencha sur les bras tendus, palpa les orbites vides, s’émerveillant de l’élégance des pommettes et de son front généreux. Elle était belle et fine même dans la mort. Il se pencha sur elle comme pour la protéger, et se désola.

— Descendez-moi un linge, demanda-t-il, et des sangles pour la soulever doucement. On ne va pas la sortir os après os, mais d’un coup comme quand on l’a enterrée.

Ils s’exécutèrent, et il déposa le linge près du menu squelette. Avec un soin infini, il la dégagea de la terre meuble et la fit glisser pouce par pouce vers le drap. A l’aide des sangles la sainte remonta à la lumière du jour, et reposa doucement dans l’herbe près de sa tombe.

— Il faut enlever la terre de ses os, dit le prieur, regardant, plein de respect, ce qu’il avait eu tant de mal à obtenir, et la mettre dans un linceul propre.

— Son squelette est sec et fragile, l’avertit Cadfael, impatient. Si on la prive de cette terre galloise, elle redeviendra elle-même de la terre galloise, sous nos yeux. Et si vous la laissez trop longtemps à l’air et au soleil, elle retombera en poussière. Si vous m’écoutez, père prieur, vous la laisserez comme elle est, et vous la mettrez dans le reliquaire que vous scellerez aussi hermétiquement et aussi vite que possible.

C’était la voix de la raison, et le prieur obéit, même s’il n’appréciait guère qu’on lui parlât aussi brusquement. Avec des prières hâtives, mais enthousiastes, ils approchèrent d’elle le cercueil resplendissant pour éviter de la bouger encore et enveloppèrent à plusieurs reprises ses restes délicats avant de la mettre dans le reliquaire. Les moines qui l’avaient fait avaient compris qu’il fallait la protéger parfaitement de l’air, et ils s’étaient donné beaucoup de mal pour que le couvercle s’adaptât parfaitement et pour doubler l’intérieur de plomb. Avant de ramener sainte Winifred à la chapelle pour une messe d’action de grâces, on referma sur elle le couvercle et les verrous et à la fin du service on y ajouta le sceau du prieur pour que tout tînt solidement. On l’avait ainsi emprisonnée pour l’emporter en terre étrangère, afin qu’elle y répandît ses bienfaits. Tous les Gallois qui avaient pu entrer dans la chapelle ou rester assez près pour suivre la cérémonie observèrent un silence d’une perfection irréelle ; ils suivaient chaque mouvement, sans rien laisser paraître, sans ressentiment apparent, mais leur attention même, et leur concentration exprimaient une opposition irréductible qu’ils n’osaient formuler.

— Maintenant que nous en avons terminé avec ce devoir sacré, dit le père Huw attristé autant que soulagé, il est temps de nous occuper de celui dont Winifred nous a chargés, et d’enterrer Rhisiart avec notre absolution et les honneurs qu’il mérite, dans la tombe qu’elle lui a laissée. Et j’attire l’attention de tous sur la bénédiction et l’honneur qui rejaillissent sur lui.

Il ne pouvait en dire davantage sur ce sujet, avec ces quelques mots au moins était-il sûr de la sympathie de chacun.

Le service funèbre fut bref et ensuite six serviteurs de Rhisiart, parmi les plus âgés et les plus fidèles soulevèrent la bière et la placèrent près de la tombe. Les cordes qui avaient servi à remonter sainte Winifred allaient servir à descendre Rhisiart.

Sioned jeta un coup d’oeil à la ronde sur ses voisins et amis et détacha la croix d’argent qu’elle portait au cou. Elle s’était placée de manière à avoir Cadwallon et Peredur à sa droite, et c’est tout naturellement qu’elle se tourna vers eux. Peredur s’était constamment tenu en retrait, ne la regardant que lorsqu’il était sûr qu’elle regardait ailleurs, et quand elle se tourna soudain vers lui, il ne put éviter son regard.

— Je veux faire un dernier don à mon père, déclara-t-elle, et j’aimerais que ce soit toi, Peredur, qui t’en charges. Il t’a toujours considéré comme son fils. Veux-tu poser cette croix sur sa poitrine, là où la flèche du meurtrier l’a frappé ? Je veux qu’elle soit enterrée avec lui. Ce sera ma façon de lui dire adieu, et la tienne aussi.

Peredur, horrifié, resta sans voix ; ce n’est pas elle, avec son air calme et défiant, qu’il fixait mais le petit objet qu’elle lui tendait devant tous ces témoins qu’il connaissait tous et qui tous le connaissaient. Elle avait parlé d’une voix claire, afin que tous l’entendissent. Tous fixaient le jeune homme et virent, sans comprendre, le sang se retirer lentement de son visage, et son regard horrifié. Il ne pouvait pas dire non, ni s’exécuter sans toucher le mort à l’endroit même où la mort l’avait frappé.

Il avança la main malgré lui, comme s’il souffrait. Il ne pouvait supporter de demeurer ainsi, la main tendue ; désespéré, il ne regardait pas la croix, mais son visage à elle qui pâlissait et où le calme faisait place à l’effroi et à l’incrédulité maintenant qu’elle croyait tout savoir, et c’était pire que ce qu’elle avait imaginé. Mais il ne pouvait échapper au piège qu’elle lui tendait, pas plus qu’elle ne pouvait lui permettre d’y échapper. Puisque piège il y avait, il lui fallait s’en sortir de son mieux. On se demandait déjà pourquoi il ne bougeait pas, et on murmurait, inquiet, en le voyant reculer.

Au prix d’un immense effort, il se reprit avec une vivacité touchant à la frénésie qui ne dura pas. Il fit quelques pas hésitants vers la tombe, et bronchant comme un cheval effrayé, s’arrêta de nouveau ; il se trouvait maintenant, et c’était encore pire, au milieu du cercle des témoins, incapable d’avancer ou de reculer. Cadfael vit se former une sueur épaisse sur son front et sa lèvre supérieure.

— Approche, mon fils, dit doucement le père Huw, toujours le dernier à voir le mal, ne fais pas attendre les morts, et ne te désole pas trop pour eux, car ce serait péché. Je sais, Sioned l’a dit, qu’il était comme un père pour toi, et que tu partages son chagrin. Nous aussi.

Peredur frémit au nom de Sioned et à celui de « père » ; il essaya d’avancer ; vainement. Il ne pouvait faire un seul pas vers le corps enveloppé dans son linceul qui gisait près de la tombe ouverte. La lumière du soleil l’écrasa ainsi que le poids de tous les regards. Il tomba soudain à genoux, crispant toujours une main sur la petite croix, et se cachant le visage de l’autre.

— Ce n’est pas possible ! cria-t-il d’une voix rauque, la main devant le visage. Il ne peut pas m’accuser ! Je ne suis pas coupable ! Il était déjà mort quand j’ai fait ça !

Un long murmure étouffé parcourut la clairière et les buissons comme une saute de vent, et soudain un grand silence se fit. Le père Huw le rompit car il s’agissait d’un de ses paroissiens (et le prieur n’avait rien à y voir) qui jusqu’alors était la droiture même, et qui s’accusait maintenant d’un terrible et mystérieux péché en rapport avec une mort violente.

— Peredur, mon fils, dit Huw fermement, toi seul t’es accusé d’un crime. Nous attendons simplement que tu fasses ce que t’a demandé Sioned, car c’est une grâce qu’elle attend de toi. Fais ce qu’elle te demande, ou dis-nous clairement pourquoi tu refuses.

A ces mots, Peredur cessa de trembler. Il resta à genoux un moment, se forçant à se reprendre, comme on remet un habit. Puis il découvrit son visage, pâle, désespéré, mais apaisé ; il consentait enfin à accepter la vérité. Il était courageux. Il se leva et fit face.

— Mon père, cette confession, je la prononce à mon corps défendant. Et j’en ai autant honte que de ce que j’ai à confesser. Mais il ne s’agit pas de meurtre. Je n’ai pas tué Rhisiart. Je l’ai trouvé mort.

— A quelle heure ? demanda Cadfael, sans en avoir le droit, mais personne n’y trouva à redire.

— Je suis sorti après la pluie. Il a plu, vous vous rappelez ? (Oh oui ils se rappelaient ; ils avaient de bonnes raisons pour ça.) Je me rendais à notre pré, vers Bryn. Je l’ai trouvé étendu à plat ventre là où tous l’ont vu après. Il était mort, je le jure ! J’ai eu du chagrin, mais j’ai été tenté ; je ne pouvais plus rien pour Rhisiart, mais j’ai vu une possibilité... dit-il, avalant sa salive, soupirant et se forçant à continuer... J’ai vu un moyen de me débarrasser d’un rival, poursuivit-il. D’un rival heureux. Rhisiart avait refusé sa fille à Engelard, mais Sioned ne lui avait pas dit non à lui, et malgré les objurgations de mon père, je savais que je n’aurais aucune chance tant qu’Engelard serait entre nous. S’il y avait une preuve, on croirait sans peine qu’Engelard était coupable...

— Mais vous, vous ne le croyiez pas, interrompit Cadfael, si bas que presque personne ne s’en aperçut, et il répondit sans réfléchir.

— Non ! (Peredur était presque méprisant.) Je le connais. Il n’aurait jamais commis ce crime !

— Cependant vous vouliez qu’il soit pris et accusé. Vous vouliez vous débarrasser de lui, par tous les moyens. Même en le faisant pendre.

— Non ! cria de nouveau Peredur, offensé mais conscient que c’était justice. Non ! Je pensais qu’il s’enfuirait, qu’il retournerait en Angleterre, et nous laisserait tranquilles, Sioned et moi. C’est tout ce que je voulais. S’il n’était plus là, je me suis dit qu’elle finirait par obéir à son père et m’épouserait. Je n’était pas pressé !...

Il n’ajouta pas – mais c’était à son honneur et ils étaient deux à le savoir – qu’il avait délibérément laissé un passage parmi ceux qui l’encerclaient et permis à Engelard de s’enfuir, tout comme frère John, sans arrière-pensée, lui, avait empêché qu’on le poursuive.

— Pourtant vous avez été jusqu’à voler une des flèches de ce malheureux, dit Cadfael sévèrement, pour être sûr que tous l’accuseraient.

— Je ne l’ai pas volée, mais mon geste n’en a pas moins été déshonorant. Nous étions allés chasser, la semaine d’avant, avec la permission de Rhisiart. Quand nous avons récupéré nos flèches, j’ai gardé une des siennes par erreur. Je l’avais sur moi ce jour-là.

Peredur avait redressé la tête et les épaules, et il tenait toujours la croix de Sioned ; ses mains pendaient résignées, à ses côtés. Il avait avoué le plus dur, et après ce qu’il avait enduré ces derniers jours, cette confession et ce châtiment lui procuraient un soulagement.

— Je vais tout vous dire, tout ce que j’ai fait, et qui m’a conduit à me considérer comme un monstre depuis lors. Je ne cacherai rien ; mais ce fut horrible. Rhisiart avait été poignardé par-derrière ; le poignard, lui, n’était plus là. Je l’ai retourné sur le dos, et j’ai fait croire qu’il avait été frappé par-devant. Mes mains me font encore mal, je l’avoue et pourtant j’ai accompli ces gestes. Il était mort ; il n’a rien senti. C’est ma propre chair que j’ai percée, pas la sienne. J’ai vu la blessure, car la dague l’avait transpercé de part en part, même si la plaie à la poitrine était petite. Avec mon poignard j’ai ouvert un chemin à la flèche d’Engelard, je l’ai enfoncée et laissée là comme preuve. Et depuis, je n’ai pas eu un seul moment de repos, depuis cette action vile, mesquine, et je suis heureux d’avoir avoué, quoi qu’il puisse m’arriver.

Il ne demandait pas de pitié, il était plutôt délivré d’avoir pu parler, avouer son infamie ; sans rien avoir à cacher maintenant.

— Rendez-moi au moins cette justice, je n’ai pas cherché à faire accuser Engelard d’avoir tué un homme par-derrière ! Je le connais ! J’ai vécu près de lui depuis qu’il est arrivé ici, après avoir fui l’Angleterre. Nous avions le même âge. Nous étions égaux. Je l’ai apprécié, j’ai chassé avec lui, je me suis battu avec lui, je l’ai jalousé, et même haï, car on l’aimait lui, et pas moi. L’amour pousse les hommes à commettre des choses terribles, même à nuire à leurs amis, dit-il, sans chercher à se justifier ; il s’étonnait simplement.

Sans le vouloir, il avait provoque autour de lui un silence extraordinaire, causé par l’effroi dû à son geste blasphématoire, la pitié et la stupéfaction pour sa déréliction, et l’étonnement silencieux provoqué par leurs propres erreurs. La vérité tomba comme la foudre, les réduisant tous au silence. Rhisiart n’avait pas été frappé d’une flèche, mais tué à bout portant, par un lâche qui se cachait. Les hommes sont capables de ce genre de traîtrise, pas les saints.

Le père Huw rompit le silence. Dans son domaine, où aucun dignitaire étranger n’osait s’interposer, il paraissait plus grand, sûr de lui, et plein d’une douce autorité familière. Son sens de la justice avait grandement souffert et le coupable méritait une sanction exemplaire et une immense compassion.

— Peredur, mon fils, dit-il, ton péché est tel qu’on ne saurait l’excuser. Cette violation de l’image de Dieu, ce détournement d’une affection véritable – car je sais que tu aimais Rhisiart – cette méchanceté envers un innocent – car c’est ainsi que tu considères Engelard – méritent une punition.

— Dieu me garde d’y échapper, répondit humblement Peredur. Aussi dure soit-elle, je la désire ! Je ne saurais vivre avec ce que je suis à présent !

— Si tu le penses vraiment, remets-toi entre mes mains, pour que je te livre à la justice séculière et à celle de l’Eglise. Quant à ton châtiment devant Dieu, en tant que ton confesseur, je m’en occupe, et je te demande d’attendre ma décision.

— Très bien, mon père ; je veux mériter mon pardon. J’accepte volontiers ma pénitence.

— Alors, ne désespère pas. Rentre chez toi maintenant et restes-y en attendant que je te fasse appeler.

— Je vous obéirai en tout. Mais il me reste une prière à formuler avant de partir.

Il se tourna lentement vers Sioned. Elle n’avait pas bougé depuis le choc terrible qu’elle avait subi. Elle le regardait, fascinée, fixant douloureusement celui qui avait été son compagnon de jeu. Elle se détendait cependant, car bien qu’il se considérât comme un monstre, elle avait craint de sa part, pendant un instant, quelque chose de plus monstrueux.

— Puis-je faire ce que tu m’as demandé ? Je n’ai plus peur. Il a toujours été juste. Il ne m’accusera pas d’un acte que je n’ai pas commis.

Il lui demandait pardon et disait adieu en même temps à l’espoir longtemps chéri de la conquérir, et qui était perdu à jamais. Chose curieuse, maintenant il pouvait s’approcher d’elle, après l’avoir si grandement offensée, sans gêne, presque sans jalousie. Et Sioned ne manifestait guère de haine ou d’amertume à son égard ; elle était méditative et grave.

— Oui, j’y tiens toujours.

S’il avait dit vrai, et si elle le croyait, il était juste qu’il demandât aussi pardon à Rhisiart de façon que tous pussent le voir. Dans l’autre monde le mort le laverait de tout crime dont il était innocent, maintenant qu’il avait avoué celui dont il était coupable.

Peredur s’avança avec décision, tomba à genoux près du corps de Rhisiart et posa d’abord la main, puis la croix de Sioned sur le coeur qu’il avait percé, et nulle goutte de sang ne jaillit à ce contact. Une chose était certaine, Rhisiart, lui, le croyait. Il hésita un moment, toujours à genoux, et sentant le besoin de le remercier plutôt que de lui montrer un peu tard une affection déplacée, il se baissa pour poser un baiser sur les mains jointes de Rhisiart, invisibles sous le suaire. Cela fait, il se leva et se dirigea d’un pas ferme vers la maison de son père, sur le sentier descendant la colline. On s’écarta en silence pour le laisser passer, et Cadwallon, accablé de chagrin, suivit hâtivement son fils.

Trafic de reliques
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Peters,Ellis-[Cadfael-01]Trafic de reliques.(A Morbid Taste for Bones).(1977).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
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